Bonjour! Pas de vernis aujourd'hui, j'ai toujours voulu que ce blog ne soit pas que ça, mais c'est facile de tomber dans la routine et de toujours faire la même chose.
En avril dernier, la jolie et douée Bé fêtait le premier anniversaire de son blog, et la première "épreuve" du concours était un peu particulière. En effet, puisque le lot était composé de vernis A-England collection The Legend, il fallait conter une légende. J'avais déjà les vernis mis en jeu, donc j'ai laissé leur chance à d'autres, mais vous imaginez bien que l'idée me plaisait et j'ai décidé de partager avec vous une légende que j'affectionne.
Les contes et légendes ont bercé toute ma vie, depuis les histoires que mes parents me lisaient quand j'étais enfant (les Contes et Légendes du Monde, avec l'histoire d'amour de Popocatepetl et Sidlatepetl les volcans, ou la légende d'Ilmarinen et le Tsampo), aux livres tirés de la légende arthurienne que je dévorais assise par terre à la bibliothèque municipale le mercredi après-midi, je suis avide de ces fenêtres vers le passé, de ces morceaux de sagesse ancestrale qui se sont transmis à travers les siècles. Ce n'est pas un hasard si j'ai inclus dans mon travail de thèse de la mythologie et du folklore comparé...
Alors comment pouvais-je choisir la légende dont j'allais vous parler? Ma première idée a été de voir chez les Celtes, avec la légende de Macha qui maudit les Ulates, ou celle de Connla fils de Conn. Mais j'ai réfléchi, et j'ai décidé de partager une légende plus "profonde", plus surprenante. Il y a plusieurs années de cela, ma maman m'a offert un livre qui m'a bouleversée, "Les femmes qui courent avec les loups" de Clarissa Pinkola Estes. L'auteure se définit comme une conteuse-psychologue, elle se sert de contes, qu'elle va chercher dans la sagesse populaire et auprès des rares conteurs qui existent encore de nos jours, pour soigner les maux de l'âme des femmes. Ce livre m'a profondément touchée car il m'a montrée que les chemins que j'avais pris instinctivement étaient les bons et que mon intuition était un guide sûr. Je ne peux que vous recommander ce livre, il est fascinant...
Dans ce recueil, C. Pinkola Estes rapporte un conte Inuit que je trouve d'une beauté étrange mais sublime, la Légende de la Femme Squelette, et c'est ce que je propose à présent.
Elle avait fait quelque chose que son père
désapprouvait, mais dont personne ne se souvenait. Toujours est-il que
son père l'avait traînée jusqu'à la falaise et précipitée dans la mer.
Les poissons avaient mangé sa chair, dévoré ses yeux. Et elle gisait
sous les eaux, son squelette ballotté par les courants.
Un jour,
arriva un pêcheur. En fait, ils étaient plus d'un à pêcher à cet
endroit, mais celui-ci avait été entraîné bien loin de chez lui et il
ignorait que les pêcheurs des environs se tenaient à l'écart de cette
crique, disant qu'elle était hantée.
Or, voilà que l'hameçon du
pêcheur vint à se prendre dans les os de la cage thoracique de la Femme
Squelette. "Oh, pensa le pêcheur, je tiens là une grosse prise !" Il
imaginait déjà le nombre de personnes que ce magnifique poisson allait
nourrir, combien de temps il durerait, combien de temps il lui
permettrait de ne plus retourner pêcher. Alors, tandis qu'il se
bagarrait avec ce poids énorme, la mer se mit à bouillonner, secouant
son kayak comme un fétu de paille, car celle qui était sous la surface
se débattait pour essayer de se libérer. Et plus elle luttait, plus elle
s'emmêlait dans la ligne. Elle avait beau faire, elle était
inexorablement tirée vers le haut, accrochée par les côtes.
Le
chasseur s'était retourné pour rassembler son filet. Il ne vit donc pas
son crâne chauve apparaître au-dessus des vagues. Il ne vit pas non plus
les petites créatures coralliennes qui scintillaient dans ses orbites,
ni les crustacés sur ses vieilles dents d'ivoire. Quand il se retourna
avec son filet, le corps tout entier avait émergé et était suspendu à
l'extrémité de son kayak par ses longues dents de devant.
"Aaaah
!" hurla l'homme. De terreur, son cœur fit un bond terrible et ses yeux
allèrent se réfugier à l'arrière de sa tête, tandis que ses oreilles
devenaient cramoisies. Aaah !" Il lui asséna un coup de pagaie et se mit
à pagayer comme un fou vers le rivage. Il ne s'était pas rendu compte
qu'elle était entortillée dans sa ligne. Aussi semblait-elle le
pourchasser, debout sur ses pieds. Il était de plus en plus terrifié. Il
avait beau faire des zigzags, elle suivait, et son haleine dégageait
des nuages de vapeur au-dessus de l'eau et ses bras se tendaient, comme
pour se saisir de lui et l'entraîner dans les profondeurs.
"Aaaaaaah
!" gémit-il en touchant terre. Il ne fit qu'un bond hors de son kayak
et se mit à courir, sa canne à pêche serrée contre lui, avec sa ligne,
le cadavre de corail blanc de la Femme Squelette derrière lui, toujours
emberlificoté dedans. Il escalada les rochers. Elle suivit. Il se mit à
courir sur la toundra gelée. Elle suivit. Il courut sur le poisson qu'on
avait mis à sécher dehors, le réduisant en pièces sous ses mukluks.
Elle
suivait tout du long. En vérité, elle s'empara au passage d'un peu de
poisson séché et se mit à le manger, car il y avait bien longtemps
qu'elle ne s'était nourrie. Enfin, l'homme atteignit son igloo, plongea
dans le tunnel et rentra à l'intérieur à quatre pattes. Hors d'haleine,
il resta là, à hoqueter dans l'obscurité, le cœur battant la chamade.
Enfin en sécurité, oh oui, oui, grâce aux dieux, Corbeau, oui, merci
Corbeau, et Sedna la toute-bienfaisante, en sécurité enfin...
Et
voilà que, lorsqu'il alluma sa lampe à huile de baleine, c'était là,
elle était là, recroquevillée sur le sol de neige, un talon par-dessus
l'épaule, un genou contre sa cage thoracique, un pied sur le coude. Plus
tard, il serait incapable de dire ce qui le poussa - peut-être la lueur
du feu adoucit-elle ses traits, ou bien c'était le fait qu'il était un
homme seul. Toujours est-il que la respiration du pêcheur se fit plus
attentive, que, doucement, il tendit ses mains rudes et, avec les mots
d'une mère à son enfant, il se mit à la désenchevêtrer de la ligne.
"Na,
na..." Il commença par désentortiller la ligne de ses doigts de pied,
puis de ses chevilles. "Na, na..." Il travailla jusqu'à la nuit, jusqu'à
ce qu'il la vête de fourrures pour lui tenir chaud. Et les os de la
femme Squelette étaient dans l'ordre qui convenait.
Il fouilla
dans ses parements de cuir, prit son silex et se servit de quelques-uns
de ses cheveux pour faire un supplément de feu. Tout en huilant le bois
précieux de sa canne à pêche, et en moulinant la ligne, il la regardait.
Elle, dans ses fourrures, ne disait mot - elle n'osait pas - de peur
qu'il s'empare d'elle, la jette sur les rochers et la mette en pièces.
L'homme
commença à somnoler. Il se glissa sous les peaux et bientôt se mit à
rêver. Or parfois, dans le sommeil des humains, une larme vient à perler
à leur paupière ; nous ignorons quelle sorte de rêve en est la cause,
mais ce doit être un rêve triste, ou bien un rêve où s'exprime un désir.
C'est ce qui se passa pour cet homme.
La Femme Squelette vit la
larme briller à la lueur du feu et soudain, elle eut terriblement soif.
Elle déplia ses os et se glissa vers l'homme endormi, puis posa sa
bouche sur la larme. Cette unique larme fut une rivière à ses lèvres
assoiffées. Elle but encore et encore, jusqu'à étancher la soif qui la
brûlait depuis si longtemps.
Pendant qu'elle était allongée
auprès de lui, elle plongea la main en l'homme endormi et mit au jour
son cœur, ce puissant tambour. Elle s'assit et tapa sur les deux côtés
du cœur : Boum, boum ! Boum, boum !
Tandis qu'elle jouait ainsi,
elle se mit à chantonner : "De la chair, de la chair, de la chair !" Et
plus elle chantait, plus son corps se couvrait de chair. Elle chanta
pour une chevelure, elle chanta pour des yeux, elle chanta pour des
mains potelées. Elle chanta pour une fente entre ses jambes, pour des
seins longs, assez profonds pour tenir chaud, et tout ce dont une femme a
besoin.
Et quand ce fut terminé, elle chanta pour ôter les
vêtements de l'homme endormi et se glissa avec lui dans le lit, peau
contre peau. Elle rendit à son corps le tambour magnifique, son cœur,
et c'est ainsi qu'ils se réveillèrent, l'un et l'autre emmêlés d'une
façon différente, maintenant, après la nuit passée, de bonne et durable
façon.
Les gens qui ont oublié ce qui avait causé son malheur, au
départ, racontent qu'elle s'en alla avec le pêcheur et qu'ils furent
largement nourris par les créatures de la mer qu'elle avait connues
durant son séjour sous l'eau. Cette histoire, disent-ils, est vraie, et
ils n'ont rien à ajouter.